Il y a deux Jean Zuber – et certainement beaucoup plus tant un seul corps peut facilement contenir une multitude – . D’une part le peintre classique, constructeur de tableaux structurés, de l’autre celui d’avant tout classicisme : le primitif, revivant l’invention des premiers signes, des premières couleurs, un humain dans l’étonnement de ses sensations. Ces deux- là, et les autres, auront bien sûr toujours tenté de concilier leur tension et d’apparaître dans chaque tableau, sans qu’aucun ne doive concéder trop de pouvoir à l’autre.
Plus précisément, il y a le symboliste et il y a l’artisan, l’idéaliste puisant aux sources les plus anciennes et l’amoureux des matériaux, à la fois rêveur et terrien : de fait, fabricant de rêves de terre. Un peintre du monde entier, mais d’avant la mondialisation ; un peintre de la terre et du ciel antérieurs aux dieux, ou tutoyant leur invention. Un homme dont l’incompréhension serait proche de celle des premiers hommes et qui aime la retrouver sur ses tableaux, qui aime en jouer avec des signes d’avant l’écriture. Développant un vocabulaire qui s’éloignera autant que possible de la lisibilité, bien que recourant souvent aux figures de base de toute symbolique : le cercle, le carré, l’ove, l’escalier etc.
Au fil des ans, il a transformé des signes résolument lisibles en systèmes d’écritures plus aléatoires qui peuvent devenir complexes et envahir la toile de leur graphie joueuse. Dans la série Méca-psychic on voit même deux régimes d’écriture conjuguer leurs graphes, comme deux sociétés arborant une alliance en mariant leur littérature.
Cette arbitrage permanent entre lisibilité et picturalité, entre ce que l’on peut vouloir faire dire à la peinture et ce qu’elle se doit d’exprimer en propre, entre son assujettissement à un discours ou à une pensée et la découverte de ce qu’elle est capable de produire par elle-même, est sans doute le moteur interne le plus constant, et aussi le plus enfoui dans le travail de Jean Zuber. Peut-être son incontrôlable secret, choyé comme une boule de cristal.
Dès lors, entre analyse et empathie, il faut un regard mixte pour sonder alternativement ces tableaux très écrits, mais on voudrait pouvoir supprimer « alternativement » et ne garder qu’une seule opération, que peinture et lecture d’un seul tenant
« La pensée d’un peintre ne doit pas être considérée en dehors de ses moyens » a noté Matisse.
On retiendra qu’il dessine toujours avant de peindre, puis il peint : pour que son dessin vive, pour que le trait s’anime et que la ligne entre en résonnance.
Il y a une physique discrète, pas toujours perceptible dans ces tableaux : le trait, toujours premier, est ensuite peint sur ses côtés, ce qui lui confère son tremblé, sa profondeur, mais il faut s’approcher pour réaliser la procédure lente qui lui donne cette allure de dessin « gravé dans la peinture » quand c’est la peinture qui s’est épaissie de part et d’autre. Travail du trait, on devrait dire labeur du trait, mais toujours aux aguets, malgré sa détermination, pour en accepter les accidents et les bifurcations.
Jean Zuber a ainsi peint nombre de « tableaux de lignes », en lacis, en réseaux, entrelacs ou toile d’araignée : trames variées s’étalant all over avec un jeu optique entre le trait et la couleur. Dessins frontaux, pans de peinture sans autre perspective que leur vibrante muralité.
Parfois, un trait fait courir son fil et traverse en partie le tableau. On dirait à la fois qu’il le trame et le découvre, le structure et s’y égare. Une sorte de zigzag, de suivez-moi-jeune-hommeadressé autant à l’œuvre qu’au regardeur, pour fixer leur évasion.
Dans la série intitulée Walden, le peintre s’est mesuré au champ d’ondes de l’œuvre de Thoreau, à l’étalement de sa vigilance, à l’épreuve simple et toujours profonde de la nature. La longue picturalité du trait qui vibre dans la clarté de son enfoncement est comme la conséquence d’une lenteur contemplative partagée avec l’écrivain. Le peintre établit cette promiscuité en dégageant le champ visuel, en le confiant au rythme et aux sillons du temps des yeux sur les lignes et les surfaces. Les tableaux imposent la paix d’un quasi monochrome scintillant à la hauteur du lac américain, horizon partagé, toute lumière tamisée, tout paysage accompli.
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Nicolas Pesques 2017